The Tree Of Life

Démission silencieuseUsure morale

Au fond d’un parking, il y avait un viel arbre.
Un chêne.
Celui qui, depuis des décennies a défié tous les plans d’aménagement, les lubies des dirigeants qui ne voulaient ni fientes de pigeons sur leurs pare-brises ni feuilles mortes sur leurs gros SUV. Le seul qu’on n’avait jamais réussi à couper : trop ancien, trop fier, trop réel pour finir en copeaux, à la poubelle.
Il était là bien avant le commencement.

C’est un collègue à part entière.
Il nous abrite de la pluie, nous protège du soleil pendant les canicules.
Il a tout vu :  des « tu fais quoi ce soir ? » un peu maladroits aux départs avec un carton serré contre la poitrine.
C’est un témoin fidèle, remarquable.

Il a vu ces femmes et ces hommes qui, au début, croyaient qu’ils allaient bosser pour quelque chose de grand.
Ils arrivaient toujours impatients, persuadés que ça valait le coup, que leur travail avait du sens même quand c’était dur.
 Le chêne les regardait passer, avec leurs cafés brûlants et leurs idées qui bouillonnaient.

Et puis la boîte a gonflé.
Comme la grenouille qui veut jouer à être un bœuf.
Plus de chiffres, plus d’enjeux, plus de reporting,
et moins de sens.

Dans les engagés, il y avait Maxence.

Un type à y croire pour de vrai.
Pas par naïveté : par conviction.
Une droiture douce, rare. Un mélange d’intelligence et d’entêtement qui donne envie de faire mieux. Le genre de gars qui se lève pour les autres quand d’autres se lèvent pour une prime.

Le chêne l’a vu arriver un matin , sur sa moto, une custom*, il y a 20 ans, le cœur gonflé à bloc.
Il saluait tout le monde, même ceux qui détournaient à peine la tête.
Il croyait au collectif,
Il en était un morceau vivant.

Pendant des années, il a porté des dossiers lourds, des sujets de fond pour mener des combats nécessaires.
Il ne lâchait rien.
Il prenait sur lui.
Un incident ? Il se mettait devant.
Quand une vérité brûlait, il la disait quand même.

Mais la boîte a continué de grossir.
Le bœuf se rêvait déjà éléphant.
Et avec elle sont arrivés d’autres profils.
Ceux qui, dès le premier jour, expliquaient comment « dans leur ancienne boîte on faisait comme ça ».
Disruption ? Capitulation ? ou Trahison ?
Ceux qui savaient tout mieux que tout le monde.
Ceux qui choisissaient les sujets qui brillent et laissaient moisir les vrais.
Ceux venus chercher une ligne sur un CV, et pas vivre une histoire commune.

Le chêne en a entendu, sous ses branches :
« C’est pas mon périmètre. »
« J’vais pas perdre du temps là-dessus. »
« On s’en fout, tant que ça passe en steerco. »
Toujours la même musique d’individualisme poli.

Maxence a tenu bon.
Il a essayé de construire.
De jouer le jeu des jiras et des mycat en pagaille pour faire avancer les sujets.
En rappelant l’essentiel, une fois, trois fois, cent fois s’il le fallait.
Mais à force de répéter, même les plus solides finissent par se courber.

Le chêne l’a vu douter.
Sortir plus lentement.
Arriver en soupirant.
S’appuyer contre son tronc un peu trop longtemps.
Regarder les feuilles tomber et comprendre que parfois, même les plus belles finissent par terre.

La démission silencieuse, c’est quand les gens partent bien avant de partir.

Puis est venu le mois de février.

Un matin glacé.
Pour Maxence, il était temps de partir.

Il a fait un dernier tour des bureaux pour dire au revoir, un dernier geste loyal.
Il n’a pas croisé grand monde : les open-spaces étaient aussi vides que froids.
Son manager était absent.
Son HRBP aussi.
Ses compagnons fidèles d’aventure avaient les yeux qui brillaient au moment de lui dire au revoir.

Et le chêne était là, lui aussi.
Immuable. Fidèle.
Maxence s’est appuyé contre lui, comme tant de fois, pour trouver la force de rendre son badge.
Un geste simple, mais lourd.

Le chêne a senti son poids, et sa dignité.

Et ce matin-là, dans ce coin de parking que personne ne regarde,
le vieux chêne lui a murmuré : «
Courage, camarade.
Il est temps pour toi de souffler.
Mais tu sais,…, on continue la lutte sans toi, je te souhaite le meilleur, pour que plus jamais, aucun Maxence ne parte.
Et peut-être même qu’un jour, tu reviendras. »

Certains n’ont jamais dit qu’ils partaient. Ils ont juste cessé d’y être.

Seul, un arbre brûle.
Ensemble, une forêt repousse le feu.
Alors, rassemblons-nous.
Replantons la forêt.

Avertissement : toute ressemblance avec des personnes ou des événements existants (ou ayant existé) serait purement fortuite.

Note :

*Custom : Terme anglais signifiant “personnalisé” ou “modifié”. Dans le contexte des motos, cela fait référence à des motos modifiées pour répondre à des préférences ou besoins spécifiques du propriétaire. Pour les serveurs, cela indique une personnalisation des composants (RAM, disques durs, cartes RAID) pour répondre aux spécifications techniques d’un client.

SOURCES :

https://www.lemonde.fr/emploi/article/2022/12/14/les-drh-confrontes-au-phenomene-insidieux-du-quiet-quitting_6154327_1698637.html

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/peut-on-se-passer-du-concept-d-alienation-6756730

https://mercato-emploi.com/etat-des-lieux-du-burn-out-et-du-bore-out-en-france-comprendre-pour-mieux-prevenir

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