Considération– Reconversion
Flo’ est électricien.
Chaque mois, il doit effectuer des tests UPS.
Sur chaque UPS, il y a des batteries montées en série.
Tous les mois, il doit tester chacune d’entre elles, dans tous ses datacentres, dix au total.
Il soulève chaque module, les connecte, en vérifie la moindre polarité.
Une erreur, un arc électrique, et ce sont des milliers de serveurs qui s’éteindront.
« Tâche travaux »
Les batteries sont lourdes.
Les manipuler demande force, précision et précaution.
Pousser, tirer, basculer, reconnecter, tester.
Et recommencer, bâtiment après bâtiment, mois après mois.
Lui aussi, parfois, il « tombe en panne ».
« Arrêt maladie »
Il estime qu’il a de la chance, il n’a jamais connu le chômage.
Pas un seul trimestre manquant, pour le moment.
C’était sa fierté. Une fierté presque d’un autre âge.
À soixante ans, son corps n’obéit plus aussi bien qu’avant.
Ce n’est pas surprenant,
un peu comme la couture d’un jean qui s’effiloche avant de craquer.
Dos, douleurs chroniques, respiration plus difficile.
La fatigue est devenue légion.
Après avoir porté des tonnes de batteries, son corps lui dit « STOP ».
Cruellement logique, et… si douloureux.
Il avait vu les signaux.
Mais comme tous ceux qui croient qu’on peut tenir debout par la seule volonté, et par nécessité aussi, il a continué.
Puis est arrivée la réforme des retraites, décidée par des gens qui n’ont jamais compris la lente agonie des ménisques, ni goûté à la pénibilité de porter des charges lourdes, encore moins dans un environnement hostile.
Alors, une fois la réforme promulguée à coup de 49.3, un nouveau chiffre est apparu pour Flo’.
67 ans.
Il avait fait les calculs.
Partir ? C’était s’exiler dans la précarité, vivre pauvre.
Rester ? C’était sacrifier ce qu’il lui restait : courir derrière ses petits-enfants, leur apprendre à faire du vélo sans les petites roulettes, les parties de cache-cache mémorables du dimanche, c’était sacré.
Et les promesses faites à « sa » Corine, l’emmener à Venise, réaliser enfin ce voyage qu’ils avaient tant imaginé.
Alors Flo’ hésitait.
Le matin, il se levait avec la dignité de ceux qui savent qu’ils tiendront difficilement la journée.
Le soir, il se couchait avec la sensation de trahir son propre corps.
Vendredi dernier, dans les couloirs, quelqu’un de la CGT, entre deux réunions.
Ils se croisent.
Instinctivement, la personne ralentit, puis s’arrête.
Tant pis pour le retard. Un simple regard a suffi : elle savait qu’elle devait écouter.
« Salut Flo’… comment tu vas ? »
La voix, d’habitude légère, s’alourdit sans qu’elle le veuille vraiment.
Et Flo’ se mit à parler. Vraiment.
La personne vit le désarroi de celui qui d’ordinaire se serait caché derrière un « ça va » poli.
Mais là, non.
Ce n’était plus le moment pour ça.
La CGT décida, silencieusement, qu’elle allait le soutenir.
Elle ne le lui dira pas, par pudeur, pour ne pas lui promettre l’impossible.
Peut-être que la RH a déjà pensé à le pousser vers la sortie.
Peut-être même qu’elle souhaite le remplacer par un prestataire : un externe pour transférer le risque électrique, et hop, problème réglé.
« Moins de déclarations d’accidents de travail !»,
« Moins de DGI »
Quand la CGT voit l’humain, la direction voit une ressource, un consommable.
La RH se posera en victime : « Rien ne correspond à votre profil » et rejettera la responsabilité « A toi de te positionner, tu as toutes les offres sur HRconnect », une plateforme aujourd’hui presque vide.
Pourtant, des besoins, il y en a.
Et puis, il y a un autre scénario.
Celui dont personne ne parle trop fort.
Tu passes devant la médecine du travail, quelques minutes d’entretien, et l’histoire est pliée : « inapte ».
Le « petit sucre » administratif qui signifie :
un départ au rabais, propre, silencieux, presque élégant.
Dans la vraie vie, une sortie sèche.
Quelles perspectives offre-t-on à ces ouvriers de l’ombre ?
On nous répond « NeoBrain ».
Mais quand un corps a tout donné, aucune « IA » ne peut lui inventer un avenir.
Transmettre quarante ans de savoir est une mine d’or.
Soutenir ceux qui ont porté l’entreprise, c’est leur responsabilité.
Former la future génération : voilà un bel enjeu.
Même des salariés qui n’auront pas assisté à la création de la salle zéro doivent en connaître les secrets.
Ils sauront ce qu’il faut faire… et surtout ce qu’il ne faut jamais refaire.
Pour que les mêmes erreurs ne reviennent jamais.
Syndrome du « poisson rouge »
Alors, la CGT :
- Agira.
- Relancera.
- Insistera.
- Dérangera autant que nécessaire.
Et sera considéré comme un problème, un peu comme une verrue plantaire qu’on attrape à la piscine, mais le genre de problème qui pourtant rend la boîte meilleure.
« On ne jette pas un homme comme un Kleenex usagé, parce qu’il a trop travaillé ! », répètera-t-elle. Révolutionnaire ? Non.
Normal ? Cela devrait l’être.
La CGT veut simplement que le travail cesse de casser ceux qui l’ont porté.
Adapter un poste pour lui ? Impossible ?
On a tous en tête quelques exemples : l’ami d’un Comex member, recasé sans difficulté.
Comble de l’ironie, quelques jours plus tôt, on apprit l’existence d’un poste obscur « Family Officer »… au service de sa Majesté, à Paris.
Camouflet.
Une salle de réunion disponible en moins.
Hors de question de laisser tomber Flo’.
Les élus CGT, et tous les camarades, sont prêts à rappeler à l’entreprise que derrière chaque numéro de matricule SAP, il y a un humain. Même si ça dérange.
PS : Vous me direz, cette histoire n’est pas crédible, OVH n’a que 26 ans.
C’est vrai, mais pour autant Flo’ a travaillé bien avant que ne naisse OVH. Son expérience n’en vaut que davantage.
Avertissement : toute ressemblance avec des personnes ou des événements existants (ou ayant existé) serait purement fortuite.
Liens utiles :
https://www.generali.fr/actu/calendrier-examens-medicaux
https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9forme_des_retraites_en_France_en_2023
https://www.hellowork.com/fr-fr/metiers/family-officer.html